Le Groupe de Dorres
Extrait (pages 17 à 33) de
La Résistance
Audoise département de l’Aude 1980, Tome II
Le Groupe de Dorres
D’après les renseignements recueillis par le Professeur
Jacques Ruffié auprès de Mesdames J.Balença (Lilette Marmer) B. Bordes (Suzon
Marmer), Marie Martin, E Rosa (Marguerite Marty), Germaine Roger, et de
Messieurs Sauveur Buscail, Paul Corazzi, Simon Duro, Maurice Fabregal, l’abbé
Albert Gau, Michel Marmer, Germain Marty, Robert Roger et Henri Ruffié.
Nous remercions toutes les personnes qui ont permis la
rédaction de ce chapitre, en particulier celles dont les noms sont cités
ci-dessus.
La Résistance dans la Haute-Vallée de l’Aude a fatalement
dépassé la frontière sud du département. Seule la topographie commande,
Nous avons déjà dit qu’il est difficile de dénombrer
toutes les organisations clandestines, autonomes ou intégrées qui, à partir du
secteur de la Haute-Vallée de l’Aude, de l’Ariège, ou des Pyrénées-Orientales,
utilisèrent divers points de franchissement de la frontière espagnole soit par
l’Andorre jusqu’à Seo de Urgel, soit par le bassin de Puigcerda, soit par le
col de Nuria ou le Puigmal, pour gagner Barcelone, tête de pont des services de
renseignement français, britanniques et américains et point de première
destination des réseaux d’évasion de la Résistance métropolitaine vers
l’Afrique du Nord.
Toutes les filières françaises convergeaient vers le TR
125 de la Calle Muntaner à Barcelone, poste des services spéciaux de la défense
Nationale, camouflé sous le couvert de la Croix Rouge française présidée en
Espagne par Mgr Boyer-Mas.
La Cerdagne, au débouché sud de la Haute-Vallée de l’Aude
et du Capcir, constituait pour les réseaux d’évasion ou de renseignement une
zone d’étape idéale et une base de départ efficace pour le franchissement de la
frontière.
Parmi les organisations qui placèrent là leur relais pour
les passages clandestins, le « Groupe de Dorres » petit village de
Cerdagne près du sanatorium des Escaldes à 9 km au sud-ouest de Font-Romeu et
en bordure de l’enclave de Llivia, animé par l’abbé Ginoux,
assurait le franchissement de frontière à hauteur d’Enveitg et de Puigcerda
dont le curé Juan Domenech, que nous avons déjà rencontré au chapitre du réseau
AKAK, était un maillon important des filières d’évasion.
Le « Groupe de Dorres », dont faisait partie le
docteur Jacques Ruffié, Professeur au Collège de France, alors étudiant en
médecine à la Faculté de Toulouse, collectait les renseignements en provenance
de trois directions : du nord-ouest par la vallée de l’Ariège, voie naturelle
de pénétration normale en venant de Toulouse, du nord-est par la Haute-Vallée
de l’Aude, communication normale avec Quillan, Limoux et Carcassonne, de l’Est
enfin, par la vallée de la Têt, de Perpignan à Prades.
Ce groupe naquit de la conjonction de divers facteurs
géographiques, climatiques et sociologiques locaux.
La Cerdagne, haut plateau, abrité sur le versant sud du
Massif du Carlit fut coupée fort arbitrairement en deux par le Traité des
Pyrénées en 1659. Alors qu’elle appartient géographiquement à l’Espagne, le roi
de France hérita de toute la partie orientale à l’exception du gros village de
Llivia et de quelques fermes voisines qui restèrent espagnoles et furent
reliées à l’Espagne par une route dite internationale. De ce l’ait, la
frontière purement artificielle est très découpée et sépare des champs qui
appartiennent à un même domaine, passe parfois entre les constructions d’un
même mas (comme c’est le cas de la Torre d’En Jalbert, près d’Enveitg dont il
est question plus loin). Elle frôle les routes françaises, s’en écarte,
revient, et cela dans un relief particulièrement tourmenté, ce qui rend toute
surveillance vraiment efficace impossible. Ensuite : des conditions
sociologiques. Jouissant d’un climat exceptionnel, la Cerdagne a vu s’installer
très tôt bon nombre de sanatoriums, à l’époque où la cure de repos au grand air
et en montagne constituait la base même du traitement de la tuberculose. La
présence de nombreux sanatoriums près de la frontière créait un mouvement de
malades (jeunes gens et jeunes filles) et de la famille ce qui rendait plus
faciles et moins suspects les déplacements effectués sous des prétextes
médicaux. II faut ajouter à cela que les Allemands fortement imprégnés de
l’idéologie raciste et ayant le culte quasi mystique de la force physique et de
la santé avaient une peur panique des maladies infectieuse, et en particulier
de la tuberculose, qu’ils considéraient comme une tare redoutable... et
transmissible. Ils ne pénétraient pas volontiers dans le sanatorium. Il y avait
enfin des conditions historiques. A celle époque, vivait en Cerdagne, un homme
exceptionnel : l’abbé Jean Ginoux, venu naguère se soigner d’une tuberculose
pulmonaire grave et qui, guéri, était resté dans le pays comme curé du petit
village de Dorres et aumônier du sanatorium des Escaldes. Ginoux, qui avait
rendu de multiples services, connaissait tout le monde et jouissait de l’estime
générale. Mais surtout, depuis 1936, il s’était mis en relation avec la
fraction plus on moins anti-franquiste du petit clergé catalan qu’il avait
beaucoup aidé pendant la guerre et dans les premiers temps de la répression.
Ces relations allaient se révéler particulièrement utiles. Ainsi tous ces
éléments allaient faire de Dorres et de la région sanatoriale qui l’entoure, un
lieu de passage hautement privilégié.
Le premier contact du groupe de Dorres avec la Résistance
audoise s’est fait dans les conditions suivantes : dès l’armistice de 1940, les
premières mesures antisémites sont promulguées. Le mouvement atteindra son
paroxysme le 16 juillet 1942, où près de 15000 juifs sont arrêtés dans la
région parisienne grâce à la mobilisation de 9000 membres des forces du
maintien de l’ordre composée uniquement de Français.
Les détenus qui sont en famille sont conduits au Vélodrome
d’hiver où, dans des conditions épouvantables, ils attendront d’être déportés.
La plupart ne reviendront pas. Sur les 27388 fiches préparées par les services
proposés aux questions juives, 12884 personnes seront identifiées et arrêtées,
Les autres se sont cachées ou sont déjà parties. En effet, sentant venir ce qui
les attendait, les plus avisés sont passées en zone dite libre dès la fin de
1940 ou le début de 1941. Ils s’y croient moins menacés. Certains sont arrivés
à Toulouse, mais devant les menaces qui s’affirment, beaucoup cherchent à
prendre une nouvelle identité, non juive, ou à quitter la France. Le docteur
Camille Soula est professeur de physiologie à la Faculté de Médecine. Avec
plusieurs de ses collègues, il a joué un rôle important dans l’aide à l’Espagne
républicaine. Il va s’occuper de certains juifs réfugiés. Le premier problème
qui se pose est celui de leur procurer une nouvelle identité afin d’être en
règle vis à vis de la police de Vichy. A cette époque, on pense que cette
situation va se prolonger et que la fiction de la zone dite non occupée
persistera:
A Toulouse même, plusieurs organisations se sont mises spontanément
sur pied pour fabriquer des pièces d’identité. Mais, en cette année 1941, elles
n’ont pas encore l’importance qu’elles prendront par la suite : les demandes
sont nombreuses et les canaux existants vite saturés. Camille Soula va chercher
à diversifier les sources de faux états civils.
Durant les vacances de Noël 1941 une réunion eu lieu à la
Maison des Oeuvres à Carcassonne 53 boulevard Barbes, dans le bureau de l’abbé
Albert Gau dont nous avons lu le témoignage dans la première partie de cet
ouvrage. Trois personnes y participèrent : Albert Gau, Camille Soula et Jacques
Ruffié. Un certain nombre de décisions y furent prises concernant, en
particulier, la fabrication de faux états civils sur les mêmes principes
appliqués, à la Préfecture de Carcassonne, par Jean Graille (dont nous avons
également lu le témoignage). Un faux état civil présentant toute sécurité
devait remplir deux conditions : d’une part, correspondre à une personne
existant réellement, d’autre part, rendre très improbable une confrontation des
deux personnes portant ainsi la même identité. Le Professeur Camille Soula
proposa alors d’établir des cartes d’identité en empruntant les noms des
malades internés à l’hôpital psychiatrique de Limoux. C’est Jacques Ruffié,
dont la famille habitait et habite toujours Limoux, qui fut chargé de relever
l’identité des malades. Il s’y employa, aidé par son frère Henri, en recopiant,
la nuit, les indications portées sur les documents déposés en étude de son
père, notaire attitré de l’hôpital psychiatrique.
Il choisissait de préférence les malades venus des
Pyrénées-Orientales, ce qui représentait l’avantage de justifier la présence
des clandestins porteurs de « vraies fausses » identités dans cette
zone de passage, situation facilitée d’ailleurs par l’Inspecteur Maurice
Fabregal, des Renseignements Généraux de la Sûreté nationale à Perpignan,
ancien chef de brigade de la gendarmerie d’Estagel, et membre du réseau. Le
système commença à fonctionner en 1942. Laissons la parole à Maurice Fabrégal,
alias Carrère :
« Je me souviens que, à partir du début de 1942,
Ruffié, alias Jacques Martin, vint me voir régulièrement à Perpignan. II
arrivait par le train. Nous nous retrouvions au Continental Bar, place Arago.
II me remettait une liste de malades internés à l’hôpital psychiatrique de
Limoux. Je tâchais de faire établir les pièces d’identité dans la journée et
les remettais le soir même à Ruffié dans un autre bistrot. Dans cette action,
j’étais couvert par le Commissaire divisionnaire Puybaraud. Ce travail dura un
an et demi, sans incident, jusqu’à mon arrestation et celle de Puybaraud dans
le courant de l’été 1943. »
Mais un autre problème va se poser de façon aiguë : celui
des passages en Espagne. En effet, à mesure que le temps passe, les candidats à
l’évasion deviennent de plus en plus nombreux : juifs poursuivis, résistants
brûlés, agents de renseignements qui font le va et vient, prisonniers échappés
des camps, aviateurs abattus, jeunes réfractaires qui désirent reprendre le
combat ... Et le général de Gaulle souhaite que des organisations efficaces
soient mises en place, non seulement pour favoriser l’action de la Résistance
française, mais aussi pour accroître le rôle de la France sur les champs de
bataille extérieurs en renforçant les effectifs des Forces françaises libres
(encore bien modestes). Ceci démontrera également aux Alliés l’importance des
service français installés sur le territoire.
Le professeur Camille Soula a déjà prévu plusieurs
chaînes : la première passe par Perpignan et le Vallespir. Madame Soula
est catalane ; son père, Monsieur Sartre, était magistrat à Perpignan ; sa
mère, Madame Vivant, y tenait un commerce : la confiserie Vivant, 11 rue
de la Barre. Elle en a confié la gérance à Mademoiselle Marie Martin, femme d’une vive intelligence
et d’un courage à toute épreuve. La confiserie sera le point de chute des
évadés. Cet immeuble, assez vaste, se composait d’un premier bâtiment donnant sur la rue de la Barre, où donnait
le magasin, suivi d’une cour, puis d’un deuxième édifice ayant accès sur la rue
de derrière. C’est là que l’on cachait les candidats à l’évasion. Certains
proches du Général de Gaulle passèrent par là : d’abord Roger de Gaulle,
fils de Xavier frère aîné du général, puis successivement Xavier lui-même,
Pierre de Gaulle le cadet et d’autres membres de la famille, menacés d’être
pris comme otage. En vue de faciliter l’évasion par l’Espagne, Xavier s’était
fait affecter comme percepteur à Ille sur Têt près de Perpignan où il était en relation avec la confiserie Vivant.
Mais ce manège devenant trop dangereux, c’est finalement par la frontière
suisse que Xavier s’évadera par l’entremise de Robert Lacoste percepteur à
Annecy et futur ministre de la 4
e République. L’attention de la Gestapo ainsi détournée hors des Pyrénées-Orientales, la chaîne
d’évasion continuant à fonctionner passeront : le commandant Giraud, le
peintre Marquet et sa femme qui laisseront en dépôt un stock de toiles
inestimables à la confiserie Vivant où ils les récupèreront à la Libération,
sans parler des deux Belges qui venaient d’abattre un officier allemand et dont
l’évasion était urgente.
Les évadés étaient amenés à Amélie-les-Bains où, munis
d’une canne à pêche, ils traversaient les thermes, sortaient par le fond de
l’établissement, remontaient le ruisseau et passaient la frontière d’où ils
étaient acheminés sur Figueras et Barcelone.
Une deuxième chaîne, confiée à Pierre Marmer, ancien
capitaine de l’armée républicaine espagnole et oncle de Lilette Marmer (Madame Balença, filleule de Soula) fut installée
au départ de Mérens les Vals. On avait acheté à Marmer, courageux aventurier,
une coupe de bois située près de la frontière où il se rendait tous les jours
dans un vieux camion poussif équipé d’un invraisemblable gazogène. Il
transportait ainsi son lot de « bûcherons » : en fait il y avait
les vrais bûcherons et les autres qui partaient en Andorre après avoir fait
semblant de scier du bois. Cette voie,
plus rude, était réservée de préférence aux jeunes qui voulaient aller se
battre avec les Forces françaises libres.
Au printemps 1942, Camille Soula, pour faire face aux
besoins qui augmentent et désireux, dans un but de sécurité, de diversifier les
filières qui devaient travailler de façon tout à fait indépendante, charge
Jacques Ruffié d’étudier la mise en place d’une nouvelle chaîne qui ne recoupe
pas géographiquement les deux autres. Après avoir consulté Fabrégal, contact
est pris avec l’abbé Jean Ginoux, curé du petit village frontalier de Dorres et
en même temps aumônier du sanatorium des Escaldes.
Nous avons dit plus haut que les conditions géographiques
et historiques faisaient de Dorres un lieu de passage privilégié. Ces passages
seront organisé par l’abbé Ginoux lui-même (alias Robert Dars), déjà largement
engagé dans la Résistance.
Les candidats au départ attendaient, soit à Toulouse soit
à Carcassonne sous le couvert d’Albert Gan, ils étaient amenés par la
Haute-Vallée de l’Aude (Escouloubre les Bains, Formiguères, Etang de Balcère,
Lac des Bouillouses, Vallée d’Angouslrine, Dorres). L’hiver, si cet itinéraire
était impraticable, on passait par Les Angles, Font-Romeu, route plus facile
mais moins sûre. Dans d’autres cas, sous couvert d’une raison médicale ils
étaient acheminés par le train à la Tour de Carol. Les premiers étaient mis au
presbytère situé sur la petite place de Dorres, près de l’Eglise qui domine la
Cerdagne et où une plaque fut apposée en 1966, qui rappelle l’action Courageuse
de Jean Ginoux.
Les évadés vivaient dans la salle du fond. Marie Durand,
belle sœur de Marty, l’aubergiste, préparait la popote que leur amenait la
jeune Marguerite Marty. D’autres évadés furent mis tout à côté dans l’auberge
Marty, grosse ferme transformée pour recevoir quelques hôtes essentiellement
les familles qui venaient voir des malades au sanatorium). Ils logeaient dans
une chambre située à l’arrière de la maison dont la fenêtre donnait sur la rue
qui va vers les prés et la montagne. La famille Marty comprenait cinq personnes
: le père, la mère, la tante, Marie Durand qui faisait la cuisine pour le curé
et les gens qu’il abritait, et deux adolescents, Marguerite et Germain. Il
était convenu que, en cas d’alerte, on frappait trois coups sur le plancher et
que les évadés filaient dans la montagne en passant par la fenêtre.
(un autre passage empruntait l’itinéraire Collioure,
l’Hermitage de Consolation, le hameau de Rimbaut, l’abbaye démolie de la
Valbonne contournant la Tour de Massane et aboutissait à Figueras, voie
historique des contrebandiers, boisée et tourmentée, très difficile a
contrôler, voir l’histoire de la louve Ruffié Flamarion 1980).
Le système d’alerte n’eut à fonctionner qu’une seule fois,
d’ailleurs avec succès. C’était en mars 1943. Le Père Marty venait de mourir.
Les Allemands arrivèrent vers six heures du soir pour effectuer un contrôle. Deux
aviateurs anglais étaient dans la chambre. Ils sautèrent par la fenêtre, comme
prévu. L’abbé Ginoux alla les récupérer dans les champs lorsque tout danger eut
disparu. Dans Ies moments, les plus dangereux, il arriva à Ginoux de cacher des
évadés dans l’église de Dorres. II existe, sur le plafond de la sacristie, une
trappe qui ouvre dans une sorte de grenier limité en bas par la voûte en haut
par le toit. Un abri avait été aménagé avec de vieux coussins du confessionnal
où l’on pouvait demeurer sans trop de mal.
D’autres étaient cachés au sanatorium des Escaldes qui, à
cette époque, soignait les malades atteints de tuberculose pulmonaire ou,
accessoirement, osseuse, (maladies très fréquentes pendant la guerre). Le
sanatorium qui eut jusqu’à 500 lits, ne recevait que des femmes. Aussi n’était
il pas toujours facile d’y loger des hommes (Mais cela fut rendu possible grâce
la complicité de certains membres du personnel, en particulier de M. Sauveur
Buscail, homme de service, qui resta au sanatorium près de 50 ans, de Mrs
Hubert et Peytavy et de bien d’autres encore. Grâce aussi à certains malades et
au corps médical, en particulier Madame le docteur Lacaque, le docteur Gamard
Monsieur Mérie, pharmacien, et surtout Mademoiselle le docteur Ciosi, du
service des osseux qui, après la Libération, devint Madame Henry Frenay, chef
du mouvement « Combat ».
Quant au docteur Lelong, directeur du sanatorium, qui
avait été au cours de la première guerre mondiale médecin major à la Division
commandée par Pétain, il connaissait personnellement le Maréchal et allait de
temps en temps à Vichy, (il était aussi inspecteur de la Santé, ce qui lui
donnait maints motifs de déplacements). Aussi, se chargea-t-il de porter de
temps à autre, des plis importants destinés à l’Ambassade des USA en France. Ce
manège dura jusqu’à la rupture des relations diplomatiques entre l’Amérique et
Vichy.
Ginoux travaillait, il est vrai, dans des conditions
exceptionnellement favorables. Aumônier très estimé de l’Etablissement, il
repérait parmi ses nombreuses pénitentes les meilleurs éléments capables de
servir la Résistance. Sa méthode consistait à confier à chacun une mission
précise, puis à ne plus faire appel à lui au moins pendant un certain temps. Ce
découpage extrême des responsabilités et ce cloisonnement rigoureux diminuait
beaucoup les risques et conférait au groupe de Dorres un très haut coefficient
de sécurité.
Les évadés restaient dans la chambre n°245 affectée à
l’abbé Ginoux, aumônier, mais qui ne l’utilisait guère, habitant de préférence
son presbytère de Dorres. Une lame avait été enlevée au store de la fenêtre
afin que l’on puisse surveiller l’entrée du sanatorium. Elle manque encore. A
l’étage au dessous, était un petit oratoire où Ginoux venait dire la messe tous
les matins. Sous la pierre d’autel, en marbre, il y avait une cavité assez
grande : c’est là que l’on dissimulait les faux papiers, les habits, quelques
provisions et tout ce que l’évadé devait emporter.
En ce qui concerne les cartes d’identité, fabriquées à
Perpignan ou ailleurs, souvent trop neuves, l’abbé Ginoux les glissait pendant
quelques jours sous la paille des prie Dieu situés aux premiers rangs de
l’église de Dorres. En s’agenouillant, les dévotes qui venaient entendre la
messe tous les matins, finissaient par les froisser et les user. Sans le
savoir, elles participaient à la Résistance par leurs prières... et leur
rotules.
Les passages eux-mêmes, assurés souvent par Ginoux en
personne, se faisaient à la hauteur du cimetière d’Enveitg. On quittait Dorres
à la tombée de la nuit (plus rarement au lever du jour) en passant devant
l’église puis en prenant le « chemin de la procession » (Cami de la
Creu) qui grimpe dans la montagne vers la Chapelle de Belloc. Arrivé a
mi-pente, on obliquait brusquement vers le sud en piquant droit sur le
cimetière du village d’Enveigt à travers champs. Le groupe attendait là, contre
le mur. Ginoux entrait au cimetière, comme pour prier. Il allait vers le
monument collectif dressé à la mémoire des républicains espagnols grièvement
blessés qui sont venus mourir à La Tour de Carol, lors de l’exode de 1939. De
ce monument, on découvre bien la route. Si tout était calme, Ginoux donnait le
signal du passage. L’évadé devait suivre un plan très précis. Il traversait la
route rapidement franchissait le ruisseau (petit pont de pierre situé en face
du cimetière) et se trouvait aussitôt protégé par les arbres. Le passage à
découvert ne durait pas plus de 10 à 15 secondes. En longeant la haie de
gauche, il descendait alors le champ qui fait suite à la route, en se dirigeant
droit vers la voie ferrée électrique qui forme, sur toute cette partie de la
frontière, une barrière efficace. En effet, le courant arrive par un troisième
rail conducteur (comme dans le métro parisien) ce qui a forcé la compagnie à clôturer
la voie sur tout son parcours, à l’exception des passages à niveau faciles à
contrôler. Or, juste au fond de ce champ, à l’angle gauche, la voie ferrée
enjambe un minuscule viaduc, bien caché dans la végétation, qui a été mis en
place pour que les vaches puissent aller dans les champs situés de l’autre côté
du chemin de fer. C’est là le seul point de passage possible et bien camouflé
pour franchir sans dommage la voie ferrée. On ne l’aperçoit que lorsque l’on y
est dessus. La voie franchie, l’évadé se dirigeait vers la gauche. A quelques
centaines de mètres, il trouvait les deux fermes de la Torre d’En Jalbert
situées côte à côte, l’une en France, l’autre en Espagne. Là, un homme les
attendait qui les amenait à pied à Puigcerda (une quarantaine de minutes
environ). Certains passages se faisaient en soutane et avec un chapeau de curé
espagnol.
A Puigcerda, l’évadé était reçu par l’abbé Domenech. Si
l’évadé avait des papiers à peu près en règle, il prenait le train pour
Barcelone où il aboutissait à la Calle Muntaner, antenne de la Croix Rouge
française en Espagne. Un autre point de chute, utilisé parfois à Barcelone,
était au domicile du Professeur Leandre Cervera, endocrinologue et ami
personnel de Camille Soula. Dans le cas où il n’y avait pas de papiers
présentables, on mettait l’évadé dans l’une des petites guérites de
serre-freins que certains wagons de marchandises portaient à cette époque, (où
beaucoup de trains n’étaient pas équipés de freins pneumatiques actionnés
depuis la locomotive, ce qui obligeait à disperser sur un certain nombre de
wagons, des serre-freins manuels actionnés par des employés selon les signaux
plantés au bord de la voie ou les sifflements du chef de train).
D’autres points de passage furent utilisés (que Ginoux
veillait à diversifier afin de ne pas trop attirer l’attention). Par exemple
entre la gare d’Ur et la route de Llivia, en franchissant la Nationale 20, la
voie ferrée, le ruisseau, on débouchait à la petite chapelle de Rigolisa, bien
visible de la route et qui se trouve à quelques minutes de Puigcerda. C’était
Sanpietro, fabriquant de gourdes à Bourg Madame, qui donnait le feu vert.
D’autres passages se firent par la Tour de Carol grâce à
l’action de l’abbé Jacoupy, ami de Ginoux, curé de la paroisse, homme très
courageux et actuellement retiré à Thuès les Bains. D’autres encore par Osseja,
à partir du sanatorium La Solane avec l’aide du docteur Cunnac et de sa femme.
Mais une chaîne particulièrement importante, longtemps utilisée, passait par
Llivia et reposait sur l’existence, des deux côtés de la frontière, à
Angoustrine (Villa Roselande) et au village de Llivia, de deux maisons de
Frères des Ecoles chrétiennes qui entretenaient entre elles d’étroits rapports,
et dont les membres sous des prétextes multiples, se rendaient de fréquentes
visites. Des frères décédés à la villa Roselande avaient été enterrés à Llivia,
ce qui donnait lieu à des cérémonies, anniversaires ou autres, parfois
provoquées pour les besoins de la cause, et toujours célébrées dans la chapelle
de l’établissement des Frères de Llivia. Cela était d’autant plus nécessaire
que le curé espagnol de l’époque, l’abbé Cortez (Mossen Daniel) était très
franquiste et anti-résistant. Cortez n’était pas catalan : il était venu
d’Aragon en 1929. Au moment de la guerre d’Espagne, il s’était enfui en France
et avait rejoint Franco après la chute du Pays-basque et la prise de Saint
Sébastien. Il semble qu’il ait été en contact étroit avec les services
espagnols et qu’il eut au moins une antenne à Toulouse (partiellement neutralisée
par suite de la présence d’un agent double, aujourd’hui décédé).
La Villa Roselande était un sanatorium pour les frères
tuberculeux. Mais elle recevait aussi quelques religieux malades, tel le
Révérend père Ricaud qui joua un rôle important dans la préparation des
passages et dont le frère était commissaire des renseignements généraux dans
les Alpes Maritimes. C’est le Frère Aimé, malade lui-même, qui organisait les
passages d’Angoustrine (où il y avait une garnison allemande) à Llivia. A
l’arrivée des Frères espagnols, le menuisier de Llivia s’occupaient de convoyer
l’évadé jusqu’à Puigcerda où il prenait le train. Un seul incident majeur fut à
déplorer : l’arrestation, à la Villa Roselande, de Frère Nictaire qui, pris
dans un piège, avoua avoir fait des passages mais ne donna aucun nom il partit
pour Dachau.
Les passages furent nombreux et relativement aisés jusqu’à
la fin de 1942. Les évadés venaient de tous les bords. Parmi eux, l’Abbé René
de Naurois, compagnon de la libération et qui enseigna longtemps à l’Institut
Catholique de Toulouse.
Ils devinrent plus difficiles à partir du bouclage de la
frontière par les Allemands. Du fait de son mode de fonctionnement, sa sécurité
était suffisante pour que, au moment où Albert Sarraut était mis en résidence
surveillée à Prades, Puybaraud et Fabregal chargés d’assurer sa protection,
aient envisagé de lui faire suivre la filière de Dorres. Finalement ce projet
ne put être mis à exécution.
Le groupe fut orienté aussi vers le renseignement
frontalier, précieux a cette époque. Son activité s’est surtout déployée sur le
versant espagnol de la frontière et dans la Principauté d’Andorre. Ce groupe
était en contact avec d’anciens républicains espagnols, restés en Cerdagne et
en Andorre, et surtout avec les membres anti-franquistes du clergé catalan,
grâce auquel il avait réussi à pénétrer le grand séminaire de la Seo de Urgel,
puis l’entourage immédiat du co-prince évêque, ce qui mérite une explication.
L’Evêque de la Seo de Urgel n’est pas un prélat comme les
autres : il est aussi un homme politique puisqu’il règne, (ou plutôt co-règne)
sur la Principauté d’Andorre en maître absolu, son pouvoir n’étant partagé que
par le co-prince français, naguère le Comte de Foix, aujourd’hui le Chef de
l’Etat français. Bien que, théoriquement, les pouvoirs des deux co-princes
soient exactement les mêmes, il en allait bien autrement en 1942-1943. Pétain
était à Vichy, empêtré dans son entreprise mort-née de collaboration et
tiraillé de tous les côtés, trahi par les uns, menacé ou flatté par les autres,
marionnette aux mains de tous. L’Andorre, lointaine et isolée dans ses
montagnes, devait constituer le cadet de ses soucis. Et son autorité, ou plutôt
ce qu’il en restait, ne tenait guère face à celle du co-prince évêque résidant au
contact de la population très croyante et qui parlait la même langue : le
Catalan, population qui comportait d’ailleurs une colonie espagnole très
importante. Ce mouvement n’a fait que se renforcer, au point qu’aujourd’hui,
l’Andorre est peuplée de 30 000 habitants, (8000 andorrans, 20 000 espagnols et
2000 étrangers).
Il faut imaginer aussi ce qu’était l’Andorre dans ces
années. Comme tous les pays « neutres », la Suisse, la Suède, le
Portugal, l’Andorre fut un lieu privilégié d’observation, de renseignements, de
passages, où vivait une faune assez extraordinaire faite des agents de tous les
pays belligérants, de l’OSS à l’Orchestre Rouge et aux services allemands. Une
antenne des services spéciaux du gouvernement polonais de Londres, travaillant
avec le consulat de Grande Bretagne de Barcelone et destinée surtout à
faciliter l’évasion des Polonais, fut particulièrement active à partir de 1943.
Elle fit passer plusieurs milliers d’hommes qui, par Alger, allaient rejoindre
l’armée Anders engagée alors en Italie. Mais tout. ces services étaient
largement dominés par les services espagnols, en particulier la SIM. Or, depuis
le début de la guerre, la politique de Franco était de plus en plus ambiguë :
l’entrevue de Hendaye avec Hitler s’était soldée par un échec : Franco n’avait
pas manifesté à Hitler la reconnaissance que celui-ci attendait d’un homme
qu’il avait mis en place et petit-être sauvé de la déroute. Plus le temps
passait, plus la victoire de l’Allemagne devenait improbable. A partir de
Stalingrad, il fut sûr que le Reich allait à la défaite. Franco mise alors sur
tous les tableaux, déplaçant ses pions en fonction des évènements. Les services
espagnols couvrent l’Andorre et sont de loin les plus puissants et les mieux organisés. ils espionnent tout le monde
y compris les Allemands et trafiquent avec tous. Le co-prince évêque qui règne
sur ce petit territoire, pratiquement en maître absolu joue un rôle important.
Les renseignements qui passent par son Palais, avant de rejoindre Madrid,
constituent une précieuse source d’informations. Ils font la synthèse de tous
les renseignements glanés par les services espagnols. Y avoir accès
constituerait un avantage incommensurable. C’est ce que tentera, et réussira,
la filière de Dorres. Au cours de la guerre, le comportement du palais
épiscopal vis-à-vis de la Résistance, passe par deux phases bien distinctes. La
première (juin 1940 - mars 1942) nous est relativement favorable. La seconde
(mars 1942 à la libération, et même après) le sera beaucoup moins.
Au début de la guerre, le siège épiscopal de la Seo de
Urgel est occupé par Monseigneur Guitart, évêque catalan nommé en 1928. Au
moment de la Révolution, il avait quitté la Seo de Urgel, était venu en Andorre
et passé en France pour rejoindre le Caudillo à Burgos. Il est nationaliste par
raison et fidélité à la hiérarchie, mais demeure catalan de cœur. A sa mort,
c’est le chanoine Fornesa, son vicaire général, qui assure l’intérim. l’intérim
de Fornesa durera jusqu’au début de 1942. Quand les Allemands s’installent en
France, ils prétendent implanter une antenne de la Gestapo en Andorre. Le
vicaire général s’y refuse énergiquement et les agents des services allemands,
nombreux, qui viendront travailler dans la Vallée, ne jouiront jamais d’un
statut officiel ils n’y auront pas plus de droits que les Anglais, les
Américains ou les Russes. Malheureusement cette situation qui nous est
bénéfique ne durera pas.
En mars 1942, arrive le nouvel évêque, Monseigneur
Iglesias. Iglesias est catalan (et même presque occitan puisqu’il est né à
Durro, petit village de montagne dans la vallée du Tort, au sud du Val d’Aran,
dans une famille de 11 enfants).
Doué d’une belle prestance, il a fait la guerre dans
l’armée franquiste comme aumônier, avec le grade de colonel, il connaît bien le
généralissime. On prétend même qu’il a été, un temps, le confesseur de Madame
Franco. Il n’est pas étranger à l’Andorre, ayant été naguère vicaire au village
de Bellver, dans la vallée du Sègre, à l’Est de la Seo, il recevra la
consécration épiscopale, non à la Seo mais Saragosse, où se trouve l’école
militaire, ce qui constitue un geste très symbolique. En outre, il connaît
Pétain qu’il a rencontré à Madrid alors que le maréchal était ambassadeur de
France. Très engagé, fasciste convaincu, il est très défavorable à la
Résistance et d’une façon plus générale à tout ce qui est français. Véritable
moine-soldat, sa nomination à la Seo obéit à des considérations plus politiques
et militaires que religieuses. Il arrive flanqué de l’un de ses frères,
chanoine, qui, sans occuper de place de premier plan dans le Palais du
co-prince, y jouera un rôle politique essentiel, en particulier dans le domaine
du renseignement.
L’activité d’Iglesias augmente encore l’intérêt de
pénétrer l’entourage immédiat de l’évêque. Ginoux y réussira d’abord par la
voie du grand séminaire. Et la teneur de certains rapports dont le co-prince
est prodigue, sera communiqué à la Calle Muntaner à Barcelone ou à Madrid,
avant même que leur destinataire en ait connaissance. On doit à la vérité historique
de dire que l’évêque Iglesias fut un franquiste orthodoxe, rangé dans le camp
des « ultra » et demeura très anti-français (ses homélies en
témoignent) jusqu’à la fin de ses jours. Ajoutons que lors du voyage de de
Gaulle en Andorre le 23 octobre 1967, le co-prince, évêque de la Seo de Urgel,
ne vint pas et resta enfermé dans son palais. Mais il ne fut jamais
pro-allemand et conserva toujours (surtout à partir de l’occupation de la zone
sud de la France en novembre 1942), une position intransigeante quant à la
souveraineté territoriale et politique de l’Andorre. Sous son règne, la Gestapo
ne fit qu’une seule opération officielle devant l’hôtel Pelanques de la Massane
dans le but de démanteler la chaîne d’évasion polonaise. La scène se passa dans
la nuit du 28 au 29 septembre 1943. Après une course effrénée, les deux
voitures de la gestapo réussirent à faire arrêter l’auto andorrane conduite par
le jeune Eduard Molnen, fils du propriétaire de l’hôtel, et où avaient pris
place Conejo, Andorran qui s’occupait des passages, Forne, avocat républicain
espagnol qui rendait de grands services à la Résistance, et cinq Polonais
arrivés de France, un sixième n’avait pas eu la force de suivre et était mort
de froid dans la montagne. Conejo et Forne s’échappèrent en sautant de
l’automobile et s’enfuirent dans la nuit. Les Cinq Polonais et Eduard Molnen
furent arrêtés et amenés à Toulouse au siège de la Gestapo. Aussitôt prévenu,
Iglesias émit une énergique protestation et exigea que l’on relâche
immédiatement le jeune andorran, ce qui fut fait. La Gestapo ne revint jamais,
au moins pour des opérations officielles. Le viguier épiscopal Sansa, qui était
en place depuis longtemps et restait sur les positions de Guitart et de Fornesa
fit beaucoup pour le respect de l’intégrité andorrane.
En particulier, les passages à l’hôtel des Pyrénées tenu
par Pérez où un agent venait réceptionner les évadés, ne furent jamais
interrompus par les Allemands qui s’en préoccupaient beaucoup.
Du côté français, Fabregal centralisait les renseignements
avec Corazzi, de Perpignan, ancien Croix de Feu du colonel de la Rocque,
patriote intransigeant et homme d’un courage à toute épreuve. Corazzi
travaillait en cheville avec Jacques Bruneau, chef de cabinet du préfet des
Pyrénées-Orientales et largement acquis à la France libre. Sous le couvert du
secours national dont on avait réussi à lui confier la présidence
départementale, Corazzi réussit à retirer du camp de Rivesaltes beaucoup
d’enfants juifs et à les soustraire à la déportation. Il travaillait en contact
avec Fabregal, Puybaraud, Ginoux, Soula et Jacques Ruffié qui assurait les
liaisons entre Toulouse, Carcassonne, Perpignan, les Escaldes et par la suite,
avec Lucien Maury (Frank) en Haute-Vallée de l’Aude.
Le « Groupe de Dorres était rattaché au réseau
américain « Vedette Kayak » par l’intermédiaire d’un officier de
renseignement français, Noizet-Guillot (alias Namur) chargé de
« couvrir » la zone de la Tour de Carol, en relation directe avec
l’abbé Ginoux, mais il conserva toujours une large autonomie. Il ne cessa
jamais de fonctionner malgré un certain nombre de coups durs mais qui, par une
série de hasards heureux, ne finirent pas tragiquement.
Le Professeur .Camille Soula fut arrêté chez lui, 17 rue
Montplaisir à Toulouse par la Gestapo le 2. février 1943. La veille, il avait
reçu de Ruffié plusieurs cartes d’identité, faites à Perpignan. Il les avait
posées sur la table de chevet et s’était endormi. Le matin, il se leva de très
bonne heure, ce qu’il faisait rarement, pour aller rue du Languedoc, à la
Clinique Ducuing où l’on opérait un de ses amis, le père de Jacques Ruffié.
L’intervention avait commencé à six heures du matin. Avant de sortir, Soula mit
les fausses cartes d’identité dans la poche intérieure de son pantalon et les
plaqua bien contre lui. Vers 9 heures, il revint chez lui pour prendre son
petit-déjeuner. La Gestapo l’y attendait. Spontanément, il vida ses poches
devant les policiers, à l’exception des cartes d’identité. Les Allemands le
palpèrent pour être surs qu’il ne portait pas d’armes puis ils examinèrent
minutieusement tout ce que contenait son portefeuille et son carnet, où il n’y
avait rien de compromettant. Arrivé à la prison, Soula profita d’un moment de
solitude pour mettre les cartes dans le poêle où les faux états civils des
malades de l’hôpital psychiatrique destinés à « habiller » les
aviateurs anglais, disparurent en fumée.
Ce jour là, une réunion devait avoir lieu chez Soula : et
toute la matinée, sa nièce, Guite Bugnard, avait monté une garde discrète à
l’entrée de la Rue Montplaisir, à l’angle des Allées Frédéric Mistral, pour
alerter les amis et leur faire rebrousser chemin. Heureusement, nul ne remarqua
son manège et personne ne tomba dans le piège. Ruffié vint en fin d’après-midi.
La maison était vide : il n’y avait plus que Madame Soula digne mais accablée
et la bonne, une catalane qui s’appelait Maria. Tout était sans dessus dessous,
mais la perquisition n’avait rien donné. La filleule de Soula, Lilette Marmer
(Madame Balança) qui habitait avec eux, rentrait du lycée. Craignant que les
Allemands ne reviennent, et ne se livrent au pillage, on la chargea de porter
en lieu sûr l’argenterie que Léon Blum avait confiée à la famille Soula au
moment de son arrestation. Elle mit le tout dans une valise qu’elle transporta
chez Antoine Baisset, jeune professeur à la Faculté de Médecine, ami très sûr.
Relaché quelques mois plus tard sur l’intervention du Préfet Chenaud de
Leiritz, Camille Soula fut mis en résidence surveillée à Rieumes d’où prit le
maquis. Il garda le contact avec le groupe Ginoux par l’intermédiaire de
Jacques Ruffié et du docteur Roger, médecin à Rieumes, chez lequel se trouvait
pendant un certain temps un poste émetteur.
Fabrégal fut arrêté en mai 1943 à Perpignan. II portait
sur lui un document important qu’il devait remettre à un agent partant sur
Paris. Les fonctionnaires français venus de Vichy pour mener l’enquête,
l’interrogèrent sans le fouiller. Puis ils le firent sortir dans le couloir
accompagné par un gardien afin de délibérer hors de sa présence. Ce gardien
était un Catalan. Fabrégal lui demanda un café que l’autre accepta d’aller
chercher à l’étage au dessous. Les toilettes étaient en face. Fabrégal y entra,
déchira le document, le jeta dans la cuvette et tira la chasse... qui était
vide ! Dans l’escalier, on entendait les pas du gardien qui montait. Les petits
papiers flottaient toujours. Fabrégal plongea la main dans l’eau (?)
croupissante, fit une boule avec les morceaux de papier, en exprima le jus et
avala le tout.
Relâché faute de preuves, il fut muté par mesure
disciplinaire et alla travailler dans la région de Limoges. Revenu à Perpignan
au moment de la Libération, il fut nommé commissaire au titre de la Résistance
et affecté à Bourg Madame, où il couvrit le secteur frontière, depuis le col du
Puymaurens jusqu’à Prades, avec le contrôle de toute l’Andorre. On ne pouvait
trouver un meilleur connaisseur. Puybaraud avait été arrêté quelques Jours
avant lui et interné à Evaux les Bains. A la Libération, le gouvernement
provisoire nomma Puybaraud contrôleur général de la sûreté au Ministère de
l’intérieur à Paris.
Jacques Ruffié tomba dans un piège le 11 juillet 1944.
Alors qu’il était de passage à Limoux, la maison où il se trouvait fut cernée.
Il s’enfuit sur les toits et, plaqué contre une cheminée, échappa à la
perquisition effectuée par la Milice de Carcassonne. Les miliciens voulurent
amener son frère Henri mais, devant la scène violente que leur fit le père,
finirent par renoncer. Le lendemain, Ruffié rejoignit Toulouse en vélo, habillé
en ouvrier charpentier. Henri le remplaça. Il prit le relais des contacts avec
Ginoux jusqu’à la Libération qui maintenant était proche.
Jean Ginoux, ou plutôt un certain Robert Dars, finit par
être recherché. En mars 1943, un mandat d’arrêt fut lancé contre le
« prénommé » Robert Dars, probablement en résidence aux Escaldes,
accusé d’atteinte à la Sûreté de l’Etat. II émanait des services de police
français. Les gendarmes menèrent l’enquête et vinrent interroger Ginoux qui
avait déjà subi un interrogatoire à Mont-Louis alors que les Allemands
l’avaient pris dans le train qui descendait à Perpignan. Jouant sur
l’homonymie, on orienta les gendarmes de Bourg Madame qui ne manifestaient pas
un zèle excessif pour retrouver Dars, vers le village d’Escaldes en Andorre. On
lança quelques bruits et de fausses indiscrétions dans l’entourage du
co-prince. On créa de toute pièce un Robert Dars andorran sur lequel allaient
s’acharner les services allemands et espagnols. Mais il demeura insaisissable
et pour cause. Ginoux put continuer à travailler dans une sécurité relative. Il
est peu d’opération d’intoxication qui ait été menée avec autant d’efficacité.
L’abbé Domenech fut moins heureux. A la Libération, il
reçut la médaille de la Résistance qu’il vint se faire remettre à Toulouse,
sans l’accord des autorités espagnoles. II eut comme parrain Montseigneur
Sallièges qui fut fait Cardinal et Compagnon de la libération. Dans l’euphorie
de la victoire beaucoup pensaient que le régime de Franco ne survivrait pas à
Hitler et Mussolini. Parti en France de façon illégale, à son retour à
Puigcerda, Juan Domenech fut inculpé, jugé pour « aide aux
communistes », et déporté à l’île de Fernando-Po, dans le Golfe de Guinée.
Sur l’intervention de son évêque, sa peine fut commuée en déplacement d’office
à Organa, petit village qui se trouve au débouché des gorges du Sègre. En 1954 il était fait chevalier de la
Légion d’Honneur qu’il recevait au Consulat Général de France à Barcelone, en
même temps que « Jacqueline », le courageux passeur du col de Nuria.
Finalement, las des persécutions dont il était l’objet, il
quitta l’Espagne pour St Domingue, dans les Caraïbes, où il resta plusieurs
années. Il est revenu récemment dans la province de Lérida où il occupe une
cure modeste, à Juncosa.
A la fin de 1943, Corazzi était brûlé. Il fut décidé de
l’envoyer à Londres, mais cette opération s’avéra impossible. II continua à
travailler dans les Pyrénées-Orientales où il eut la chance de passer entre les
mailles.
En définitive, le « Groupe de Dorres »
fonctionna régulièrement jusqu’à la Libération et même plusieurs années après
pour aider les mouvements anti-franquistes qui avaient eux-mêmes beaucoup aidé
la Résistance. On comprendra ici notre discrétion afin de ne pas gêner nos
camarades espagnols. Robert Barran, du maquis de Quérigut, célèbre joueur de
rugby toulousain et distingué chroniqueur sportif, devint à la libération Grand
Viguier d’Andorre. Sa disparition prématurée nous prive d’un témoignage
important.
Si nous avons largement débordé du cadre audois, c’est que
s’agissant de réseaux et de filières d’évasion par les voies pyrénéennes, ayant
seulement transité ou pris naissance dans la Haute-Vallée de l’Aude, ces
organisations ont défié les limites administratives, n’obéissant qu’au relief du terrain et à la
personnalité des hommes qui s’y trouvaient.
Malgré le respect des consignes de cloisonnement
indispensables à la sécurité de chaque réseau, une certaine imbrication des
diverses organisations de passages frontaliers en provenance des départements
limitrophes étaient inévitable car, aux points clé géographiques c’étaient très
souvent les mêmes hommes polyvalents qui assurèrent les relais de plusieurs
réseaux sans toujours les connaître.
Les chefs de réseaux eux mêmes ont pu parfois ignorer certains
de ces humbles guides montagnards, qui ont joué, au péril de leur vie, un rôle
décisif et sauvé bien des vies humaines
L'abbé Ginoux
Roselande dans la résistance
De nombreux témoignages soulignent le rôle méritoire du
clergé. Deux hautes figures dominent l’époque, l’abbé Ginoux à Dorres et le
père Domènech à Puigcerdà. Les souvenirs locaux insistent sur l’efficacité des
bonnes relations entre la cure de Dorres, le sanatorium des Escaldes, Roselande
à Angoustrine, les Violettes à Ur :
« C’est encore en Cerdagne que l’on vit une sainte «
alliance » très efficace entre les « curés » et les « toubibs ». La providence
des évadés avait situé en Cerdagne des maisons de cure à Font-Romeu et des
sanatoriums aux Escaldes et à Osseja, tous établissements propres à abriter
beaucoup de faux malades. Il y avait
aussi les «trois abbés Jean » en liaison parfaite, l’abbé Jean Ginoux, curé de
Dorres, aumônier des Escaldes, l’abbé Jean Jacoupy, curé de Latour de Carol,
enfin l’abbé Jean Domènech
2, archiprêtre de Puigcerdà, homme d’une
grande bonté, accueillant tous les fugitifs et les évadés sans exception ».
3
« La filière est en contact avec l’Institut Catholique de
Toulouse où un professeur d’histoire, l’abbé Martimort, adresse les gens
menacés à l’abbé Capdet ou à l’abbé Mayeux au Grand Séminaire. L’abbé les amène
à l’évêché où la chancellerie épiscopale établit une nomination provisoire
comme prédicateur, diacre temporaire ou catéchiste, devant aider un curé
débordé, ou pour contribuer à augmenter la solennité d’une fête paroissiale,
d’une communion privée ou solennelle ou des grandes fêtes du calendrier
liturgique.
Les occasions ne manquent pas et l’aide d’un jeune prêtre
ou d’un abbé plus âgé et malade est bien accueillie au sanatorium des Escaldes,
au Home Catalan, à l’ermitage de Font Romeu ou à Roselande à Angoustrine. Là le
père Gallet, l’abbé Rous, l’abbé Ginoux et les frères ont tant de travail ! Le
jour prévu, dûment ensoutané, bréviaire à la main, on prend le train jusqu’à
Villefranche puis le petit Train Jaune qui vous amène en Cerdagne où les Frères
de la Doctrine Chrétienne vous amènent chez leurs confrères de Llivia, à moins
que l’abbé Ginoux vous faisant passer à Puigcerdà ne vous confie au curé de la
cité, Mossèn Domènech, qui vous fait gagner Barcelone »
4.
Parmi les passés les plus notoires, nous citerons le Grand
Rabbin de Bruxelles qui, le 22 février 1942, écrit à Monseigneur Bernard une
lettre de remerciements pour « l’avoir accueilli et logé à l’évêché et lui
avoir permis d’ échapper à l’internement... » ; le rabbin Mordoch, guide
spirituel de la communauté israélite de Perpignan, fait de même le 14 septembre
1942 et y ajoute : « toute (sa) gratitude pour toute votre action en faveur de
mes coreligionnaires »
5 ; l’abbé René de Naurois, aumônier des sœurs
de la Compassion, 31 rue Deville à Toulouse, prêtre et lieutenant de réserve,
grand fournisseur de faux certificats de baptême devant l’Éternel, dont les
prêches hostiles à Vichy et aux nazis l’obligent à passer la frontière à Llivia
le 26 décembre 1942 déguisé en Frère de la Doctrine Chrétienne avec le frère
Nectaire de Roselande à Angoustrine
6.
« C’est également au printemps 1942 que l’abbé Ginoux
développe son activité à la faveur d’une rencontre avec un étudiant en médecine
de Toulouse, futur professeur au collège de France, Jacques Ruffié. Un
professeur de la faculté de Médecine de Toulouse, Camille Soula, s’occupait de
certains juifs réfugiés. Pendant les vacances de Noël 1941, il avait contacté
l’abbé Albert Gau à Carcassonne et monté une filière d’évasion par Perpignan où
sa belle-mère possédait une confiserie, 11 rue de la Barre. Cette filière se
révélant insuffisante, il chargea Jacques Ruffié d’en ouvrir une autre et
l’étudiant ayant ouï dire qu’un curé de Dorres passait des gens, il vint le
trouver et l’abbé accepta. Le prêtre loge les évadés au presbytère ou chez
l’aubergiste Marty qui les nourrit. Il a aussi une cache dans l’église entre
voûte et toit ou au sanatorium des Escaldes où nombre de docteurs, dont la
future femme d’Henry Frénay, le fondateur de « combat », collaborent avec lui.
Il reçoit les fausses cartes d’identité de Perpignan où le commissaire
Puybaraud les établit et, comme elles sont trop neuves, l’abbé les vieillit en
les glissant sous la paille des prie-Dieu des premiers rangs et « les genoux
des dévotes assistant à sa messe matinale et quotidienne les usaient et
froissaient... »
7
Le 24 juillet 1942, le Commissaire de Bourg-Madame
accueille deux frères des Ecoles Chrétiennes d’Angoustrine refoulés par la
police espagnole. Le 17 juillet, le père supérieur à Llivia « les aurait avisés
que le Père Supérieur de Barcelone désirait les voir. A cet effet, le Père de
Llivia leur remit un sauf-conduit espagnol et une convocation du Père Supérieur
de Barcelone »
8. L’affaire dut sembler suffisamment louche à la
police espagnole pour qu’elle les escorte de Ripoll à Barcelone et ne les
quitte plus jusqu’à leur refoulement de Puigcerdà à Bourg-Madame. Les frères de
Roselande disent alors que les papiers d’identité, probablement donnés à des
fugitifs, ne leur ont pas été restitués.
« Le 12 novembre 1942, les Allemands envahissent les
Pyrénées-Orientales. La Cerdagne est zone interdite et, le 15 novembre, la
douane allemande, la Grenzchutz, installe son PC à Mont-Louis. En deux mois, la
frontière est quadrillée. Elle organise un service de renseignements avec des
Français, des Espagnols, grassement payés, qui recherchent les candidats au
passage, espionnent pour dénicher les passeurs et se conduisent comme des
gangsters. Le danger est constant. Le Quartier Général est établi alors à
Thuès-les-Bains et huit postes frontière sont en place : Villefranche de
Conflent, Latour de Carol, Porté, Enveitg, Estavar, Targasonne, Angoustrine,
Bourg-Madame et deux commandos d’intervention complètent la surveillance avec
les maîtres de chiens, la Feldgendarmerie et, s’il le faut, l’appui des
chasseurs de montagne (Jägergebirge) stationnés à Mont-Louis
9 ».
« Du côté d’ Ur, de Bourg-Madame et de Targasonne, c’est
Jean de Maury qui habite Villeneuve des Escaldes qui renseigne. L’abbé Ginoux a
un chemin sûr vers la gare de Latour de Carol, utilisant les couverts passant
près du cimetière et aboutissant à un ponceau sous la voie ferrée venant
d’Espagne à quelques mètres en aval de la gare. Les passages se font de nuit,
vers une ou deux heures du matin. Quand il ne conduit pas lui-même les évadés
comme le 1
er janvier 1943 où il passe des diplomates tchèques
adressés à Roselande par le Cardinal Gerlier, archevêque de Lyon, il les confie
aux frères de Roselande. Mais autour de ceux-ci l’étau se resserre. Le 29 mars
1943, le frère Nectaire est arrêté. La veille, se promenant près de la villa
Roselande, il avait été accosté par un soldat allemand qui lui avait raconté
qu’il voulait déserter car il était désigné pour le front russe. Le frère lui
avait répondu :
« L’Espagne n’est pas loin. Vous la voyez de l’autre
côté de ce monticule. Suivez ce petit sentier. »
Le frère Nectaire fut déporté à Dachau puis à Buchenwald.
Un an plus tard, la Feldkommandantur de Bourg-Madame ordonna au préfet des
Pyrénées-Orientales de procéder à l’évacuation de la maison des « Hermanos de
la Doctrina Cristiana » (sic) coupables d’une hostilité permanente envers le
Grand Reich et fortement soupçonnés de contribuer à la fuite vers l’Espagne des
terroristes »
10 « Les frères, y compris un grabataire, furent
impitoyablement expulsés et ne retrouvèrent leur Home qu’en 1945 ».
11
Roselande, qui apparaît dans ces longues citations, était
un sanatorium où l’on soignait les frères tuberculeux de l’ordre de Saint Jean
Baptiste de la Salle. Les bâtiments ne correspondant plus aux normes d’un
sanatorium, ils furent vendus après la guerre aux petites sœurs de l’Assomption
qui s’y sont installées au début des années soixante. Les frères ont alors acquis
le Mas Blanc à Bourg-Madame. De Roselande, on a une vue imprenable sur la
collinette où passe la frontière de Llivia, ce qui explique en partie le choix
de cette maison à l’heure du passage.
Extraits de la thèse de Jean-Louis Blanchon,
La Cerdagne
pays-frontière. 1936 -1948, Rupture ou continuité ? Université de Toulouse - Le
Mirail. 1992
Bibliographie
1Josep Clara Coneguem Mossèn Joan
Domènech, un home de coratge i un capellà singular- Ajuntament de Puigcerdà.
2002
2 A la Libération, le père Domènech a été
décoré de la Légion d’Honneur et de la médaille de la Résistance. En 1950, un
phalangiste et un ancien agent de la Gestapo ont frappé le père Domènech et lui
ont craché au visage pour son attitude pendant l’Occupation.
3 La vie de la douane Octobre 1981. N° 188. La
frontière pyrénéenne. La frontière en pointillés. pp 17-27
4 Emilienne Eychenne Les portes de la liberté
Toulouse. Privat. 1985
5 Archives de l’évêché et ADPO. copies in Fonds
Fourquet, 2 GM, L I
6 Emilienne Eychenne. Op. cit.
7 L. Maury La Résistance audoise Quillan.
Imprimerie universelle. 1980
8 ADPO 31 W 57. 24 juillet 1942
9 J. Larrieu La Résistance dans la montagne
catalane Actes du 51
éme congrès de la Fédération Historique du
Languedoc Méditerranéen et du Roussillon. Montpellier. 1980.
10 J. Perrigault Les passeurs de frontière Paris. La France au Combat. 1945
11 J. Larrieu Les curés passeurs des
Pyrénées-Orientales 1939-1945 Bulletin n°4 du Centre de Recherche sur les
Problèmes de la Frontière. 1990.